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Le Chant


Un texte pour la paix...

Le Chant est un extrait du livre The Tree Book que j'écris en ce moment.

C'est un texte sur l'avènement de la paix au cœur du chaos et les miracles qui se produisent quand on pense que tout est perdu...

À bout de souffle, Luke sait qu’il ne pourra pas aller plus loin. Il se cache derrière une voiture calcinée. Il fait trop chaud. La poussière de terre battue lui dessèche la gorge. Il essuie son front en sueur d’une main tremblante. Sa poitrine peut à peine contenir les battements de son cœur. Tout autour de lui, les hurlements répondent aux explosions en une suite infernale dont on ne peut même plus imaginer la fin. Tout le monde fuit. Les enfants courent aux côtés des femmes qui portent les plus jeunes. Les hommes, restés à l’arrière, tentent désespérément de ralentir l’avancée de l’ennemi avec le peu de moyens dont ils disposent. Ils savent, au fond de leur cœur, qu’ils ont peu de chance de survivre.

Luke ferme les yeux un instant.

L’illusion furtive qui le traverse lui donne à croire qu’en arrêtant le flot des images, la réalité en sera transformée. Il n’en est rien, bien sûr. Les cris, les pleurs, les encouragements précipités des mères, les bruits de course qui martèlent le sol, tous ces sons à eux seuls suffisent à dire l’horreur.

Soudain, une explosion retentit. Hurlements. Nuage de poussière. Luke n’a pu retenir un cri sorti des profondeurs de ses entrailles nouées et s’est instinctivement recroquevillé, les bras autour de la tête. Il tremble de tout son corps. Le temps n’existe plus. La raison a, elle aussi, volé en éclats. Il est secoué de sanglots. Il a peur. Horriblement peur.

Au bout d’un temps qu’il ne saurait mesurer, prostré, immobile, il ouvre lentement les yeux. Les odeurs de poudre, de sang et de brûlé se mêlent et saturent l’air de leurs effluves écœurantes.

Luke a envie de vomir.

Un son, au milieu de la cacophonie générale, attire son attention. La peur qui l’a terrassé jusqu’à présent de sa poigne implacable, s’estompe et se dissout. Il écoute. Les pleurs. Des pleurs en particulier, dont l’intensité constante l’appelle. Il essaie de se relever. Ses muscles tétanisés le font souffrir et refusent l’injonction de son esprit. Quel esprit? Il lui semble qu’il a éclaté et s’est éparpillé. Ailleurs. Loin. Mais il y a autre chose. L’appel, il le perçoit dans son ventre. C’est urgent. Il faut qu’il agisse vite. Il s’agrippe à la portière sans vitre de la voiture pour tenter de se hisser. Les pleurs le guident. Les yeux tout juste à hauteur de ses mains, il voit enfin. Son regard traverse la carcasse noircie, puis le flot des jambes qui détalent dans la même direction et là-bas, de l’autre côté de la rue, en plein soleil, dépassant à peine du corps de femme immobile qui le recouvre, le bébé se débat en hurlant. Plus aucun autre son ne parvient à Luke que ses pleurs aigus.

Sans le quitter des yeux, il se lève, contourne la voiture, traverse la rue qui déverse sa horde fuyante, s’approche de l’enfant hurlant, emmailloté dans un linge taché de sang, soulève l’épaule et le bras lourds de la femme morte et le prend dans ses bras. Il le colle contre sa poitrine et lui murmure des mots rassurants, de réconfort et d’apaisement. Il lui caresse le dos, le berce instinctivement, essuie ses larmes de ses mains sales, pose sa joue contre la sienne.

Tenir l’enfant dans ses bras est la seule chose qui compte. La seule réalité qui soit. Il desserre le tissu pour lui donner plus d’espace. Il a trop chaud. Il le remet contre lui, dans l’ombre de son corps et continue à le bercer en lui soufflant des mots doux.

Le bébé s’apaise. Luke aussi.

Lui vient l’image de sa propre mère le berçant. Son amour. Sa joie. Leur joie. Sécurisante, nourrissante. Luke retrouve des sensations longtemps oubliées. Il pleure. Le petit corps contre le sien, il se sent rassuré. À eux deux, ils sont forts. Plus forts que tout. Ils sont indestructibles.

Luke sourit.

Alors, du fond de son cœur s’élève un chant. Un écho. Qui se propage et se met à résonner des profondeurs de son être vers l’extérieur. Il augmente. Il s’amplifie. Luke sent sa poitrine vibrer contre celle du bébé et il chante plus fort.

Il ne connait pas ce chant. Il n’a jamais chanté comme ça. Il ne l’a pas décidé. Ce chant lui est donné. Il le traverse, l’habite et se répand, ici dans l’espace intime de leur présence à tous deux, puis autour d’eux. Tout autour. Il se diffuse. Il se donne. Il touche les autres.

Les enfants sont les premiers à l’entendre. Dans leur course effrénée, ils ralentissent, ils sont prêts à lâcher la main protectrice qui les entraine, qui les tire. Ils sont prêts à abandonner la fuite, la peur, la promesse d’un ailleurs plus heureux, pour écouter. Les premiers se sont fait tancer et emporter. Mais à mesure que leur nombre croît, certains ont réussi à rompre le flot éperdu pour rester là où l’homme qui porte un bébé chante.

Debout autour de lui, ils l’écoutent. Des mères, d’abord réticentes, sont forcées à rester, elles aussi. A leur tour, elles écoutent. Et c’est alors que de la foule grandissante qui ne fuit plus, un enfant joint sa voix au chant de Luke. Et un autre. Puis d’autres encore. Ils chantent. Ils redécouvrent la joie, la paix, la force. Luke les entend et les voit.

Ils comprennent eux aussi que leur chant les rend invincibles. Les voix des femmes s’élèvent enfin. Tous sont portés par l’effet jusqu’alors inconnu de la communion de leurs voix. Ils ne voient ni n’entendent plus d’explosion. Ils ne voient pas non plus la transformation qui s’opère autour d’eux. Dans le champ de plus en plus vaste que crée les vibrations de leur chœur, les murs écroulés se reforment, les éclats de verre se rassemblent, les couleurs retrouvent leur éclat, les corps déchiquetés se recomposent...

Les hommes armés qui ont perpétré ce chaos approchent, incrédules et méfiants. Leurs armes pointées sur le groupe incongru de femmes et d’enfants rassemblés autour de Luke, ils voudraient tirer mais ne peuvent pas. Une lumière particulière qui forme un halo grandissant englobe ceux qui chantent. Les armes sont abaissées. Certaines tombent au sol. Un des hommes tombe à genoux. Un autre en fait autant. D’autres restent debout, cloués par la stupéfaction. Ils ne comprennent rien. Ils sont peu à peu happés par la lumière, touchés par les vibrations sonores et totalement vidés de leur volonté de tuer.

Plus troublant encore, un changement inattendu et soudain s'empare d'eux: leur réalité s'effondre et s’évanouit sous leurs yeux, leurs croyances sont balayées au moment où elles se révèlent comme autant de mensonges et d'illusions.

Alors, en chacun d’eux surgissent des images, des voix, des souvenirs, des désirs et des rêves d’enfants, des joies, des rires, des paysages et des visages aimés. Ils retrouvent peu à peu le chemin dont ils se sont éloignés, qu’ils ont perdu pour s’égarer vers des croyances et des certitudes, des actes et des réactions, des renoncements, des résistances et des abandons, des dogmes obsolètes et des conditionnements absurdes auxquels ils se sont accrochés, éperdument, aveuglément, en en faisant les mamelles de leur vie, en les prenant pour La Vie.

Dans leur état d’abattement, où se réveille lentement leur conscience, ils laissent passer Luke et le bébé, les femmes et les enfants qui marchent en chantant.


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